Le printemps du patriarche
Face à Jean Lionnet, cheveu très blanc, silhouette élancée, campé à la table de dégustation de sa cave chaleureuse, indémodable, les souvenirs affleurent. Nostalgie. Malgré soi. Echo de campagne, de vie simple, d'harmonie. Il y a dans l'air des parfums de foin et de fleurs fraîches, un goût de crème brûlée, le crépitement d'un feu de bois. Jean Lionnet, qu'il nous pardonne, lui qui est encore dans la force de l'âge, a le don de vous renvoyer en arrière, aux souvenirs d'enfance. Il a la bonhomie et la sagesse de l'ancêtre, et ce n'est pas seulement dû à sa chevelure neigeuse. Ici, quartier de Pied-la-Vigne (ça ne s'invente pas), dans le village de Cornas, il a bricolé sa cave de vigneron à sa main, au fil des ans, comme le faisaient avant lui ses aïeux, eux-aussi dans la vigne, au même endroit, sur les mêmes terroirs en dents de scie. Rien n'a changé, ou presque. Il a simplement traversé la ruelle et sa maison natale, juste en face, a ce matin les volets fermés. Cette cave à échelle humaine, on s'y sent bien d'emblée. Elle donne envie de se poser, de s'alanguir, et donc de siroter avec précaution un premier verre de son fameux Saint-Péray. Alors, d'emblée, ce vigneron hors du temps saura vous rassurer de sa voix chaude, heureux de ce partage limpide.
Jean Lionnet n'a pas bougé d'un pouce, depuis l'enfance, sûr de la cohérence de ses choix, de l'harmonie de sa vie, vouée plus encore que ses aïeux à la vigne et au vin. Mais, sur le plan de la qualité, il a franchi un pas énorme à la fin des années quatre-vingt. " C'est Jean-Luc Colombo qui m'a ouvert les yeux " tranche-t-il. Colombo l'œnologue, et faiseur de grands vins, lui qui a accompagné la plupart des grands du secteur, celui aussi qui a eu l'idée de Rhône Vignobles et qui, depuis, s'en est éloigné. Pour comprendre, il faut goûter le Saint-Péray 2000, pâle comme l'aurore, et qui embaume l'herbe folle ou le miel d'acacia. Et puis l'autre pilier de Rochepertuis, le fameux Cornas, bien sûr, cette fois épicé et puissant, qui laisse en bouche un zeste de vanille, un soupçon de réglisse. Voilà, ici, c'est une règle : d'abord, on goûte ; ensuite, on peut causer. Et puis, comme le ciel est dégagé, on va même faire le tour des terres, à bord de la camionnette fatiguée qui joue les land-rover. Territoire tourmenté et sauvage, ronde de coteaux en pentes raides où, chaque fois que c'était possible, la vigne est venue se suspendre. Jean Lionnet laisse la voiture, marche à grands pas, montre du doigt les vignes proches des Courbis, repère une trace dans le sol, jauge le sens du vent. C'est sa mer intérieure. La terre qui l'a vu naître. Cette manière d'observer, de se figer, d'un coup aux aguets... L'autre passion de sa vie : la chasse, en communion avec la nature, dont il est un maillon cohérent. Cette volée de pentes, il peut la décrypter au bosquet de chênes près, et s'il y a un lièvre qui rôde, ou quelques perdreaux, malheur à eux. Mais il va aussi tirer de temps à autres au bout du fleuve, en Camargue, où il a succombé aux charmes du mélange des eaux.
Jean Lionnet est un homme discret, mais pas timide, loin s'en faut. " Artisan total " comme il se définit, il supervise tout lui-même, et connaît personnellement tous ses clients, dont tous ces particuliers qui lui sont fidèles depuis des années. Au sein de Rhône Vignobles, il n'est pas seulement l'aîné par l'âge. Il est témoin et garant d'une tradition, d'une culture ancestrale, qu'il a su perpétuer en douceur, avec une impeccable rigueur. Parmi tous ces mordus de grand vin qu'il accompagne en douceur, il est bien mieux qu'un aimable patriarche. Plutôt un point de repère. Un totem.
|